La Cour suprême du Canada dans un jugement attendu et partagé applique la règle générale anti-évitement. Le texte qui suit décortique les règles de la loi de l'impôt appliquée à une situation de faits qui était en fait un stratagème astucieux et peut-être répandu. La violation de l'esprit de la loi peut même résulter du total respect de la lettre.
Le jugement de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Lipson1 portant sur la règle générale anti-évitement (RGAÉ) est le jugement le plus important rendu par cette cour depuis l'arrêt Trustco2.
Le jugement maintient la position de l'Agence du revenu du Canada (techniquement le ministre) voulant que même si le contribuable respecte la lettre de la loi, la série d'opérations donne un résultat contraire à l'esprit des dispositions de la loi qui conduisent au résultat.
L'interprétation des règles d'application de la RGAÉ passionne et inquiète la communauté fiscale pour plusieurs bonnes raisons.
En effet, un très vieux principe veut qu'un contribuable ait le droit d'organiser ses affaires de façon à payer le moins d'impôt possible3. Il faut aussi que les contribuables puissent disposer de règles claires et précises avec lesquelles composer. La notion d'abus contenue dans les dispositions ayant trait à la RGAÉ comporte en elle-même une composante subjective ou à tout le moins difficile d'interprétation dans les situations complexes. Le défaut de pouvoir prédire le résultat d'une analyse par le fisc et les tribunaux de certaines planifications est néfaste pour les entreprises sous l'angle macroéconomique. L'équilibre mental des fiscalistes peut aussi s'en ressentir.
Le présent commentaire de l'arrêt Lipson présente la situation factuelle qui est assez simple et illustre une application concrète de la RGAÉ.
Les faits
- En avril 1994 les époux Lipson décident de s'acheter une résidence valant 750 000 $ et conviennent d'une date de clôture au 1er septembre;
- Le 31 août 1994, l'épouse Lipson contracte un emprunt de 562 500 $ auprès de la Banque de Montréal afin d'acquérir des actions que son mari détient dans la société familiale (la juste valeur marchande des actions acquises est égale à l'emprunt de 562 500 $, cet aspect n'est pas litigieux) et remet à cette banque un billet promissoire pour la somme;
- Le 1er septembre 1994, les époux Lipson empruntent 562 500 $ de la même banque et garantissent le prêt par une hypothèque sur la résidence ;
- Le prêt hypothécaire est utilisé pour rembourser à la banque l'emprunt de l'épouse ayant servi à acheter les actions de la société du mari (il est admis que la banque n'aurait pas consenti le prêt sur billet de 562 000 $ si ce prêt n'avait pas été remboursé dès le lendemain).
La série de transactions a été réalisée entre les époux par le biais de leur avocat qui a reçu les fonds en fidéicommis, documenté adéquatement les transactions et fait les paiements dans un ordre respectant la logique de la série.
La planification fiscale
Le paragraphe 73(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu4 prévoit que le transfert entre époux d'immobilisations d'un particulier (dans le présent cas, les actions de la société du mari sont des immobilisations qu'il transfère à son épouse) se fait normalement sans impact fiscal. C'est-à-dire que la disposition est réputée faite au prix de base rajusté desdites actions ce qui n'entraîne pas de gain en capital. Le gain en capital est reporté lors de l'éventuelle disposition subséquente par l'époux cessionnaire. Jusque-là, il n'y aucun problème, la loi permet expressément ce résultat. C'est ce qu'on appelle « un roulement ».
Cependant, les dispositions des paragraphes 74.1(1) et 74.2(1) LIR font en sorte que les revenus ou pertes pouvant être générés par les immobilisations acquises de l'époux sont réputés être les revenus ou les pertes de l'époux cédant. Dans le cas Lipson, les revenus ou les pertes attribuables aux actions de madame acquises de monsieur seront réputés être ceux de monsieur. Ces règles sont dites « d'attribution ».
Comme les dividendes versés sur les actions de la société de monsieur lui sont attribués, l'objectif de la planification était de lui permettre de déduire les intérêts payables sur l'emprunt hypothécaire en vertu de deux autres dispositions de la loi, soit le paragraphe 20(3) et l'alinéa 20(1)c) LIR.
L'alinéa 20(1)c) LIR prévoit simplement que les intérêts payables sur de l'argent emprunté pour tirer un revenu de biens (comme des dividendes sur des actions) sont déductibles. Le paragraphe 20(3) LIR prévoit que les intérêts sur de l'argent emprunté pour rembourser un emprunt antérieur sont réputés avoir été encourus pour les mêmes fins que l'emprunt antérieur.
Pour le couple Lipson, le résultat net obtenu est la déduction des intérêts payables sur un emprunt hypothécaire pour une résidence à l'encontre des revenus générés par les actions de madame puisque les revenus sont attribués « automatiquement » à monsieur et que l'emprunt original de madame visait l'acquisition d'actions générant un revenu de biens. On comprend que normalement les intérêts payés pour l'achat d'une résidence personnelle ne sont pas déductibles. Ici, ils le sont devenus malgré qu'à sa face même toute l'opération ne vise qu'à acheter la résidence et à rendre les intérêts déductibles.
Les époux Lipson ont donc organisé leurs affaires de façon à respecter la lettre de la loi. Le fisc a refusé la déduction et cotisé le mari.
La position du fisc
Dans les procédures en Cour canadienne de l'impôt, le fisc alléguait que l'objectif véritable de l'emprunt dont on cherchait à déduire les intérêts était l'achat d'une résidence et non un investissement dans le but de générer un revenu. Cependant sur les entrefaites, l'arrêt rendu dans une autre affaire5 a fait que l'ARC a changé son fusil d'épaule et décidé d'invoquer la RGAÉ.
On peut imaginer que le stratagème des époux Lipson n'était pas la seule planification du genre. Toutes les personnes d'affaires pouvaient être intéressées à conserver le contrôle de leur entreprise en cédant des actions au conjoint tout en déduisant les intérêts résultant d'un emprunt hypothécaire pour une résidence personnelle. L'affaire est belle pour les entrepreneurs et les banques.
Donc, l'ARC jugeait que le stratagème constituait un abus même si la lettre de la loi était respectée.
Cour canadienne de l'impôt
Le juge Bowman de cette cour a donné raison au fisc en rappelant que le paragraphe 20(3) LIR visait à faciliter les opérations de refinancement en matières commerciales. En effet, si l'objectif d'un emprunt est de rembourser un autre emprunt, il n'est pas évident de conclure que le deuxième emprunt répond aux critères de l'alinéa 20(1)c) LIR. Le paragraphe 20(3) LIR est plein de bon sens en ce qu'il clarifie la qualification d'un emprunt de refinancement.
Dans l'affaire Lipson, le deuxième emprunt sert effectivement à repayer l'emprunt original contracté pour l'achat des actions. On se souviendra par contre que les deux emprunts sont concomitants (31 août et 1er septembre). Si la banque n'avait pas su que l'emprunt garanti par un billet promissoire allait être remboursé le lendemain et que finalement le prêt serait garanti par une résidence valant 750 000 $, il est loin d'être sûr qu'elle aurait consenti le prêt à madame Lipson. Le juge Bowman qualifie la manœuvre de tour de passe-passe.
Il ajoute que les règles prévues à au paragraphe 73(1) LIR et à l'article74.1 visent à empêcher le fractionnement de revenu entre conjoints et non à faire en sorte, par l'application « automatique » des règles d'attribution, que les intérêts sur l'emprunt hypothécaire deviennent déductibles pour le mari.
Le juge conclut que pour lui ont a ainsi abusé des dispositions de la loi en ce qu'on s'est servi desdites dispositions d'une manière contraire à ce qu'elles sont censées accomplir.
Cour d'appel fédérale (les décisions de la Cour canadienne de l'impôt sont appelables devant la Cour d'appel fédérale)
En appel, Lipson reprochait principalement au juge Bowman d'avoir accordé trop d'importance à ce que lui considérait être l'objectif principal de la série de transactions, à savoir de rendre déductibles les intérêts payables sur l'emprunt hypothécaire ayant servi à acquérir une résidence.
La position de Lipson en appel est que l'on devrait s'en tenir aux transactions réellement effectuées et constater que les différentes dispositions de la loi s'appliquent à chacune des étapes de la série comme il se doit et que le juge Bowman a commis une erreur de droit en considérant l'objectif quant à lui véritable de la série de transactions.
La Cour d'appel fédérale a rejeté par jugement unanime l'appel. Elle était d'avis que si chaque élément de la séquence ne pouvait être considéré abusif, le résultat final de la série était lui abusif.
Cour suprême du Canada
La majorité
Le jugement majoritaire de la Cour suprême rejetant l'appel fut rendu par les juges LeBel, Fish, Abella et Charron. Les motifs du jugement sont ceux du juge LeBel.
Les juges Binnie et Deschamps furent dissidents et soumirent des motifs distincts. Le juge Rothstein était également dissident et a également soumis des motifs distincts.
Devant la Cour suprême, le fisc a reconnu que si ce n'était de la RGAÉ, monsieur Lipson aurait pu déduire les intérêts, car les diverses dispositions de la loi (20(1)c), 20(3), 74.1 LIR) s'appliquaient.
Le juge LeBel dit clairement que la RGAÉ s'applique même lorsque l'abus résulte indirectement de l'opération et qu'en conséquence il faut tenir compte de la série d'opérations. Il précise cependant que ce n'est qu'après avoir déterminé que l'opération contrecarre l'objet des dispositions de la loi que la fin et la raison d'être économique (la motivation du contribuable) sont prises en compte pour déterminer s'il y a un abus.
Il analyse le fonctionnement des dispositions à 20(1)c) et 20(3) LIR pour dire que madame Lipson a bel et bien acquis un bien générateur de revenus (les actions) et qu'elle a financé son achat par emprunt. Monsieur Lipson pour sa part a financé l'achat d'une résidence en vendant son bien. Jusque-là, tout est inattaquable selon le juge LeBel.
C'est l'application du paragraphe 74.1(1) LIR qui lui parait aller dans le sens contraire de la raison d'être de l'existence de cette disposition. Selon lui, cette disposition vise à empêcher que des époux tirent avantage de leur lien de dépendance pour réduire leur impôt exigible. Or, avant le transfert des actions à son épouse, monsieur Lipson ne pouvait déduire d'intérêts à l'encontre de son revenu de dividendes. En l'espèce, la réattribution de 74.1(1) LIR permettrait d'accomplir exactement le contraire de ce que la disposition vise à empêcher d'où l'abus selon le juge LeBel.
La RGAÉ selon le juge LeBel « s'intéresse précisément aux conséquences d'une série complexe d'opérations qui tient souvent à l'interaction de dispositions distinctes de la LIR ».
Les dissidences
Les juges Binnie et Deschamps (motifs du juge Binnie) d'un côté et le juge Rothstein de l'autre auraient accueilli l'appel.
Pour le juge Binnie, la RGAÉ ne devait s'appliquer au cas des Lipson d'une part parce que les décisions antérieures dans Singleton6 et dans Trustco7 avaient approuvé un stratagème semblable de réorganisation des affaires d'un contribuable (moins la dimension conjugale) et que le fisc n'avait pas clairement démontré en quoi la manœuvre des Lipson constituait un abus. Le juge Binnie décoche une flèche à l'endroit de la majorité en disant que la position du fisc était basée sur une vague démonstration des objectifs des règles d'attribution.
Le juge Rothstein souscrit davantage aux motifs du juge Binnie, mais aurait accueilli l'appel parce que selon lui une disposition anti-évitement spécifique (74.5(11) LIR) aurait dû être invoquée et que la RGAÉ ne devrait être appliquée qu'en dernier recours.
Conclusion
La décision dans Lipson a été rendue par un banc de sept juges plutôt que neuf. Donc, deux juges n'ont pas participé à la décision et nul ne sait de quel côté ils se seraient prononcés. La décision aurait pu être autre.
Les motifs des juges dissidents Binnie et Deschamps sont assez puissants. Il faut s'attendre à ce que la Cour suprême ait se pencher à nouveau sur les motifs des dissidents dans un jugement subséquent portant sur la RGAÉ.
Pour le contribuable moyen, la RGAÉ ne devrait pas être un grand souci étant donné le nombre limité de cas soumis aux tribunaux. C'est plutôt les stratégies sophistiquées appliquées à large échelle qui sont les plus susceptibles d'être attaquées sur la base de la RGAÉ.
1 - Lipson c. Canada, 2009 CSC, 1 R.C.S. 3.(ci-après « Lipsont »)
2 - Hypothèques Trustco Canada, [2005] 5 C.T.C. 215. (ci-après « Trusco »)
3 - Inland Revenue Commissioners v. (1935), [1936] A.C. 1 (U.K. H.L.)
4 - Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e supp.), c. 1. (ci-après « LIR »)
5 - Singleton c. R., [2001] 2 R.C.S. 1046.
6 - Ibid.
7 - Supra note 2. |