« La Cour suprême met de côté l'objectif véritable pour s'en tenir strictement aux actes juridiques du contribuable.»
Singleton c. R., 2001 SCC 61, [2001] 2 S.C.R. 1046
L'arrêt Singleton était très attendu dans le monde de la fiscalité, car la conclusion du juge Bowman en première instance qui refusait la déduction des intérêts pouvait avoir de grandes répercussions.
Les faits
Singleton, un avocat, détenait des parts dans un cabinet d'avocats valant 300 000 $. Il désirait faire l'acquisition d'une maison. Comme les intérêts payés sur un emprunt servant à l'acquisition d'une résidence principale ne sont pas déductibles (parce que le gain éventuel n'est pas taxable), il a procédé de la façon suivante pour pouvoir déduire les intérêts sur un emprunt de 300 000 $.
Il a retiré de son cabinet d'avocats une somme de 300 000 $ qu'il a utilisée pour financer en partie l'achat d'une résidence. Il a ensuite emprunté 300 000 $ pour remettre son apport dans le cabinet d'avocats à 300 000 $. Comme une somme investie pour générer un revenu est déductible selon le sous-alinéa 20(1)c)(i) de lal Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (ci-après la « L.I.R.), il prétendait pouvoir déduire les intérêts sur l'emprunt destiné à financer son apport dans le cabinet.
Cour canadienne de l'impôt
Le juge Bowman a d'abord dit que sans être une mascarade (sham), il lui semblait clair que le cabinet d'avocats (petit cabinet de 2 associés, 11 avocats) ne disposait pas de 300 000 $ en liquide pour payer les parts de Me Singleton. Le résultat net de l'échange de chèques ayant eu lieu était l'achat d'une résidence et non de procurer 300 000 $ au cabinet.
Il est utile ici de reproduire les dispositions de la L.I.R. qui s'appliquent :
« 20. (1) Malgré les alinéas 18(1)a), b) et h), sont déductibles dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition celles des sommes suivantes qui se rapportent entièrement à cette source de revenus ou la partie des sommes suivantes qu’il est raisonnable de considérer comme s’y rapportant :[...]
c) la moins élevée d’une somme payée au cours de l’année ou payable pour l’année (suivant la méthode habituellement utilisée par le contribuable dans le calcul de son revenu) et d’une somme raisonnable à cet égard, en exécution d’une obligation légale de verser des intérêts sur :
(i) de l’argent emprunté et utilisé en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien (autre que l’argent emprunté et utilisé pour acquérir un bien dont le revenu serait exonéré ou pour contracter une police d’assurance-vie)[...] [nos soulignés] »
Pour le juge Bowman, les mots « en vue de tirer un revenu d'une entreprise » sont clairs et selon lui il appartient au tribunal d'analyser l'objectif réel de la transaction pour s'assurer si elle est réalisée « en vue de tirer un revenu d'une entreprise ». Comme il en vient à la conclusion que l'emprunt ne sert aucunement à procurer des fonds au cabinet d'avocats afin que le cabinet génère des revenus, il conclut que les intérêts ne sont pas déductibles.
Cour d'appel fédérale
Le jugement de la Cour d'appel fédérale est partagé à deux contre un. Le juge Rothstein, écrivant pour la majorité, décide en premier lieu qu'il faut examiner la série d'opérations, transaction par transaction et non comme une seule transaction.
Selon lui, Singleton avait accumulé 300 000 $ de capital dans sa société. En récupérant ses billes pour s'acheter une maison, il conclut une transaction réelle indépendante. Par la suite, il emprunte pour se remettre au niveau de 300 000 $ de capital ce qui constitue une autre opération indépendante et réelle. Il ne voit pas de motif logique empêchant la série d'opérations d'être réalisée et les intérêts d'être déductibles. Il concède toutefois que le fait que les transactions soient conclues le même jour rend le but de l'emprunt moins évident, mais comme la question d'un simulacre n'est pas plaidée (cela implique une autre analyse répondant à d'autres critères), cela ne change rien.
Reprenant le raisonnement de la Cour suprême dans l'arrêt Bronfman Trust1, il dit que le contribuable a établi que les fonds empruntés avaient été utilisés à une fin identifiable directe et que les intérêts sont déductibles.
La Cour suprême du Canada
Le jugement de la Cour suprême est partagé à six contre un, le juge LeBel étant dissident.
Devant ce tribunal, le fisc soutient qu'il faut tenir compte de la réalité économique de la série d'opérations et ne pas se limiter aux actes juridiques. Le juge Major qui écrit pour la majorité soutient que l'arrêt Shell2 a établi les conditions d'applications de 20(1)c)(i) L.I.R. Cet arrêt réitère que les contribuables ont le droit de structurer leurs opérations de façon à réduire leur fardeau fiscal et que la raison pour laquelle l'opération est structurée d'une certaine façon n'a pas d'importance.
Le juge Major souscrit à l'avis du juge Rothstein de la Cour fédérale d'appel (subséquemment nommé à la Cour suprême) selon lequel il faut considérer chaque transaction de la série de façon indépendante. Il existe selon lui un lien direct entre l'argent emprunté et une utilisation admissible (renflouer le compte en capital dans le cabinet) et le contribuable n'est pas tenu de démontrer une fin véritable.
Il conclut que les tribunaux n'ont pas à s'interroger sur la réalité économique ou la fin véritable et qu'ils doivent s'arrêter aux rapports juridiques réels et légitimes établis par le contribuable. (en l'absence d'allégations selon lesquelles il s'agirait d'un simulacre ou transaction trompe l'œil)
Le juge LeBel, dissident à un contre six, produit des motifs troublants au soutien de sa dissidence.
Pour lui, les tribunaux peuvent requalifier les rapports juridiques établis par les contribuables en vérifiant si effectivement les transactions analysées ont un caractère véritable. L'objet du sous-alinéa 20(1)c)(ii) L.I.R. est de favoriser l'accumulation de capitaux productifs de revenus imposables. Comme l'argent emprunté a servi à l'acquisition de biens personnels, il conclut que les rapports juridiques créés par le contribuable ne sont pas véritables.
(Les points de vue du juge LeBel et ceux de la majorité sont aux antipodes les uns des autres. L'utilisation de la règle générale anti-évitement comme elle le fut dans l'arrêt Lipson donnerait probablement un résultat différent si elle était appliquée à l'affaire Singleton)
1 - Bronfman Trust c. R, [1987] 1 R.C.S. 32.
2 - Shell Canada Ltd. c. R., [1999] 3 R.C.S. 622. |